Les sociétés Lafarge et Holcim ont annoncé que cette dernière lançait son
OPE ou Offre Publique d'Echange sur les actions de la société Lafarge et que
les deux sociétés espéraient que les actionnaires de Lafarge apporteraient
leurs titres à l'OPE. Cette annonce clôt une année qui ressemble à s'y
méprendre à l'histoire de la fable de La Fontaine avec la grenouille qui se
croit plus forte que... le bœuf ! D'une fusion entre égaux où Bruno Lafont
devenait le dirigeant du nouvel ensemble, on est passé, après que la société
Holcim ait nommé un nouveau Président, à une absorption par Holcim à des
conditions qui n'auraient pas été acceptées par une grande partie des
actionnaires un an plus tôt !
Car dans l'enthousiasme, une partie des actifs a été cédé et il est
étonnant que bien peu d'analystes se soient étonnés du peu de synergie
prévisible dans une industrie où il est difficile d'optimiser les usines par
des rapprochements impossibles sur un plan purement technique. L'argument de la
complémentarité était semble-t-il suffisant pour que l'ensemble des
investisseurs s'y rallie, sans même se demander si un rapprochement avec Cemex
plus présent en Amérique Latine qu'Holcim ne serait pas plus
"astucieux"...
Albert Frère, un des deux actionnaires de référence, aurait lui-même agi
pour que cette fusion se fasse, probablement pour pouvoir progressivement se
désengager d'un investissement important, car il est difficile de céder sa
participation dans Lafarge sans risque. Une fusion a l'avantage d'une dilution,
ce qui est probablement aussi le raisonnement du principal actionnaire
d'Holcim... et elle a été soutenue par la famille égyptienne Sawiri, autre
actionnaire de référence, peut-être parce qu'elle espère devenir de fait, le
principal actionnaire de Lafarge Holcim.
Que la nouvelle gouvernance soit majoritairement celle des actionnaires
d'Holcim, que le poste de vice-président d'Holcim ne soit pas proposé à Bruno
Lafont avec les pouvoirs de convoquer le Conseil ou de représenter le Président
en cas d'absence du Président, montre bien le déséquilibre de cette
"fusion entre égaux".
Que parallèlement le choix du siège social en Suisse oblige l'ensemble des
petits actionnaires français à céder leurs titres car ils ne peuvent détenir de
titres qui ne soient pas de l'Union Européenne, ne semble pas avoir pesé bien
lourd dans les décisions du Conseil d'administration, ce qui est à notre avis
une question de fond quant à la représentativité des Conseils d'administration
dans les grandes sociétés cotées.
La question n'est pas celle de l'OPE mais bien celle d'une OPA qui ne dit
pas son nom, sans payer de prime pour la prise de contrôle par l'entreprise
contrôlant désormais Lafarge. Et bien peu d'investisseurs y compris français
s'y sont opposés alors même que la société Lafarge est une société parfaitement
viable et rentable avec des perspectives de développement même si certains
marchés notamment au Moyen-Orient sont effectivement complexes dans notre monde
actuel.
Étrange paradoxe où tout un chacun se lamente de la perte d'influence des
actionnaires français et où personne ne peut réagir à telle opération car
l'obsession de la rentabilité à court terme ne permet plus de se donner du
temps pour construire et développer une stratégie. Il faut dire que la croissance
externe et l'endettement important de la société Lafarge avaient amené les
actionnaires à accepter des opérations sans en avoir les capitaux nécessaires,
ce qui a fragilisé cette magnifique entreprise, deux actionnaires ayant pris le
contrôle sans le dire... grâce aux droits de vote double !
Ce rachat est certainement la conclusion d'une stratégie de croissance non
maîtrisée mise en œuvre depuis plusieurs années avec le soutien actif
d'investisseurs ayant une vision avant tout financière. Le manque cruel
d'investisseurs français au capital de nos plus belles sociétés et la
gouvernance qu'elle implique vient directement de décisions fiscales et
comptables portées par les gouvernements successifs depuis plusieurs années ainsi
que de la concentration des actifs aux mains de sociétés de gestion
multinationales pour qui la France et ses sociétés ne sont plus qu'une sous-partie
d'une allocation européenne, mais plus un actif en soi.
Lyon, Lille et Bordeaux étaient en leur temps des bourses régionales
actives, Paris ne sera bientôt plus qu'une petite bourse européenne si nous ne
réagissons pas collectivement pour inciter les investisseurs français à
investir dans les sociétés françaises de qualité.
Les choix fiscaux des prochains gouvernements seront à cet égard un signe
clair sur la priorité donnée aux entreprises françaises, mais pas seulement.
Les choix des conseils d'administration et les stratégies mises en œuvre ne
pourront qu'amener à une défiance des investisseurs et des salariés si ces
choix impliquent de nouvelles acquisitions entraînant une disparition des
sièges sociaux en France. Car autour de ces centres de décision, se greffe un
environnement nécessaire pour agir (sociétés de conseil stratégique, juridique,
banques...) qui sera obligé de se délocaliser pour suivre leurs mandants. De là
à voir s'accentuer notre perte d'influence, il n'y a qu'un pas et les
administrateurs des sociétés concernées ne pourront s'abriter derrière le seul
argument stratégique ou financier pour justifier ces décisions.
Nous sommes comptables de nos décisions devant les générations futures, et
il serait temps de s'en rappeler !
Olivier de Guerre
PhiTrust Active
Investors